CHAPITRE 1er: Les Cerisiers
Jean de La Fontaine - Les deux colombes Début Juin 1990 et Début Juin 1944 Nous roulons sur la petite route départementale qui mène à Venasques, un petit village
perché sur les contreforts du Mont Ventoux, les montagnes de Provence au-delà
de Carpentras. La route étroite en lacets s'accroche aux carrés de cerisiers
découpés dans la rocaille et les herbes aromatiques sous la protection des
haies de cyprès. A nos pieds, la vallée devient bleuâtre dans le lointain. La
lavande et le thym mêlent leur odeur à la fournaise de l'été et à
l'implacable cliquetis des cigales. Quand j'étais enfant, nous devions
apprendre par coeur la Cigale et la
Fourmi qui, si mes souvenirs sont bons, commençait à peu prés comme cela: La Cigale, ayant chanté Tout l'été, Se trouva fort dépourvue, Lorsque la bise fut venue. Vous appelez ça un chant! La Fontaine devait avoir l'oreille musicale de
la grand-mère de mon copain de classe Robert Painlevé, le fils du boulanger.
Mais, laissons cela pour plus tard! Depuis notre mariage, en 1967, Elsa a toujours voulu m'aider à déterrer
mes souvenirs. Pendant longtemps, certain de pouvoir retrouver mon passé à
mon gré, je l'avais gardé enfermé dans moi-même. Mais au fil des années, j'ai
commencé à oublier des choses que j'avais toujours su. Sous mes yeux, de
larges fragments de souvenirs sont partis derrière moi à la dérive, mais
curieusement, ce qui m'en est resté garde la précision d'une lame de rasoir,
sans aucun rapport à son importance. C'est la terreur de l'oubli qui m'a
poussé à écrire et Elsa qui m'a aidé à libérer les mots. Je me souviens très bien du bus qui nous emmenait, ma mère et moi, vers
Venasques sur cette route il y a quarante-six ans, mais par contre, j'ai
oublié le chauffeur du bus et les autres passagers. Ma mère, qui venait de
capituler devant les conseils de nos amis Juifs, cherchait un refuge à l'abri
de la Gestapo et de leurs complices français. Je n'avais pas huit ans, et
elle était tout pour moi. Je me rappelle clairement nos amis Juifs qui ne cessaient de répéter le
même conseil pendant que je jouais sur le coté. "Allez-vous en,"
disaient-ils, "avant qu'il ne soit trop tard." Je me souviens aussi
de mon soulagement, lorsque, après deux années de terreur, ma mère m'emmena
finalement vers un endroit sûr. Les rues d'où nous venions étaient pleines de
convois allemands et de patrouilles, alors que, tranquille, la route de Venasques semblait endormie.
Ici, il n'y avait pas de traction-avant noire comme celle des agents de la
Gestapo qui visitaient régulièrement monsieur Gros, notre voisin le cafetier.
Finis les bombardements, et nous avions échappé à la menace des rafles. Les
nazis et leurs complices ne me faisaient enfin plus peur. Je me souviens bien du jeune garçon qui nous attendait avec une charrette
à mule à la station de bus au bas du village et nous emmena au verger de
cerisiers. J'ai gardé un souvenir indélébile de la mule qui soudain s'emballa
sur le chemin de la ferme. Le jeune garçon se jeta alors sur le dos de
l'animal en furie, puis il se hissa vers son col. Avec ses jambes fermement
enlacées autour de l'animal, il avait enfoncé les doigts de sa main gauche
dans les narines de la bête enragée et avait saisi sa muselière de l'autre
main. Il avait ensuite relâché l'emprise de ses jambes, accroché d'une main
aux courroies de cuir et accroché de l'autre aux narines de la mule. Là,
suspendu à la tête de la mule effrénée, il avait misé sa vie sur sa maîtrise
de l'animal, qui se décida soudain à troquer sa furie pour une emprise un peu
plus douce sur ses narines et se mit rapidement au pas. Instantanément, le
jeune garçon était devenu mon héros. Quant à moi, pris de panique, j'avais
planté mes ongles dans le bras gauche de ma mère. Ma mère devait rendre un jour de travail à la cueillette des cerises en
échange de la pension pour nous deux. En inspectant, au fond du verger, la
grange où nous devions dormir, ma mère trouva des puces et des punaises dans
le lit. Contrairement à son horreur deux ans plus tôt, lorsque nous avions
trouvé des punaises dans notre lit à la maison, elle déclara sans broncher
que "les conditions n'étaient pas mauvaises après tout." Ma mère et moi sommes allés voir les cerisiers sur les pentes
rocailleuses, et pour la première fois de ma vie j'ai pu cueillir des cerises
directement sur l'arbre. Je fis un voeu comme on le faisait à l'époque avant
de manger le premier fruit de la saison. Comme c'était le cas des cerises de
la ville, on devait manger les cerises des champs avec prudence pour éviter
leurs minuscules habitants. J'avais donc développé un rite; en tournant la
cerise lentement autour de sa queue, j'observais la réflexion du soleil sur
la peau du fruit écarlate. La moindre imperfection du brillant de la peau
indiquait que la cerise n'était plus exclusivement végétarienne. Dans ce temps-là,
on ne jetait pas les fruits véreux, mais on devait apprendre à les manger
autour des hôtes qui vivaient à l'intérieur. Si la peau était parfaite, on
pouvait manger la cerise entière d'un seul coup, ce qui n'arrivait pas
souvent. Même aujourd'hui, je fais faire à chaque cerise un plein tour avant
de la manger, bien qu'aucun ver ne puisse survivre les traitements chimiques
modernes. Et si j'avais la chance de découvrir ce petit défaut de la peau de
la cerise, je ne me donnerais pas tant de peine, et je jetterais le fruit
entier aux petits oiseaux. Après m'être empiffré de cerises à en craquer, j'avais remarqué la gomme
du cerisier qui avait fait éruption à travers l'écorce de l'arbre et s'était
légèrement durcie en coulant. L'ayant détachée de l'écorce et ramollie entre
mes doigts, il s'en dégageait pendant le pétrissage une odeur que je
n'oublierai jamais. Fasciné par le nouvel endroit et plein d'admiration pour le jeune garçon
qui avait maîtrisé la mule en furie, j'ai accepté contre toute logique de
rester à la ferme et j'ai laissé ma mère repartir seule pour notre magasin où
elle était retournée pour en ramener nos objets de valeur. Elle ne m'avait
jamais laissé seul auparavant, et chaque fois qu'elle avait essayé, j'avais
catégoriquement refusé. Le jeune garçon était à mes côtés quand ma mère est
repartie parce que, sentant mon admiration à son égard, elle lui avait
demandé de s'occuper de moi en son absence. J'étais à la fois fier d'être son
ami et triste de la voir s'en aller. Elle m'avait sûrement un peu forcé la
main parce que je me suis mis à pleurer d'inquiétude dès qu'elle eût disparu.
Elle devait revenir le lendemain, mais elle ne l'a jamais fait. Je me
souviens de la dernière fois que je l'ai vue parmi les cerisiers, juste avant
que son image ne m'échappe au-delà de la haie de cyprès, me laissant au
milieu de la ferme. C'est cette image-là que je suis venu récupérer après
tant d'années. Sa dernière attention pour moi était une épingle de sûreté
avec laquelle elle avait réparé un petit accroc sur la poche de ma chemise
d'été à carreaux. Je devais conserver cette précieuse épingle de sûreté le
plus longtemps possible, comme si ma mère était accrochée à l'autre bout.
Nous étions le 5 Juin 1944. Sans prendre garde, elle s'était précipitée tout droit dans les griffes
de ses poursuivants Nazis. Et si je suis en vie aujourd'hui, c'est à cause du
garçon qui fut plus fort que la mule emballée. C'est aussi à cause de lui, ce
garçon sans visage et sans nom, que j'ai cette sensation lancinante d'avoir à
jamais tout perdu. Je ne me souviens plus du lendemain, le jour où ma mère n'est pas revenue
au verger de cerisiers. Mais j'ai gardé la mémoire des années de dorlotement
qui ont précédé cette journée fatale de Juin 1944, et je n'ai jamais oublié
les quelques bonnes âmes qui m'ont protégé du pire, comme un îlot de bonté
originelle au milieu d'un océan d'adversité sans horizon. En cet été torride de 1990, je n'arrivais pas à retrouver l'endroit exact
près des cerisiers où, ma mère et moi, nous nous étions séparés pour
toujours. Je n'arrivais pas à retrouver parmi les arbres familiers l'endroit
où je me tenais quand son image a commencé à se dissiper. Je n'arrivais pas à
me souvenir de son dernier regard ni de son visage lorsqu'elle m'a laissé
derrière elle. Je n'arrivais pas à me souvenir de ses derniers mots ni de sa
dernière étreinte. Il ne m'était resté que sa silhouette qui s'éloignait de
moi. C'est dans ce verger de cerisiers que j'ai commencé ma remontée du
temps. C'est là que j'ai pris la détermination de percer le mur de silence
vieux de quarante- six ans, ce mur que j'avais érigé autour de ma mère et que
je n'avais pas osé pénétrer. Mon histoire était toujours vivante en moi, je
n'avais pourtant pas eu le courage de faire face aux faits et de parler à
ceux qui en avaient été les témoins. Il me fallait désormais découvrir ce qui
était arrivé à ma mère. Il me fallait aussi retrouver les gens dont la bonté
innée m'avait permis de rester en vie. Il me fallait, enfin, leur rendre
hommage. Des mois d'écriture obstinée
ont provoqué des tourbillons d'émotions. J'ai pleuré et à la fois souri
devant mes souvenirs dont je n'arrivais pas à m'arracher. C'était comme le
truc des foulards du magicien. Chaque souvenir s'entrelaçait avec le suivant
dans un torrent de couleurs à l'infini: le mémoire d'un moment particulier en
libérait tout un arc-en-ciel. |