PREFACE La mère d'Isaac Levendel fut arrêtée
près d’Avignon le 6 juin 1944, déportée à Auschwitz et gazée à
l’arrivée. Dans ce livre, M. Levendel nous emmène sur le chemin de deux
explorations. Tout d’abord, il s’agit de la recherche de sa
“vérité personnelle,” tandis qu’il s’efforce de faire
face à son passé d’enfant de sept ans à qui l’on avait arraché sa
mère. Il lui a fallu, dans ce but, surmonter le silence et la dénégation dont
il s’était enveloppé durant les quarante et quelques années qui avaient
suivi juin 1944. La deuxième quête d'Isaac Levendel se centre sur la
recherche, dans les archives départementales du Vaucluse, des personnes qui
portèrent la responsabilité de la mort de sa mère. Il a dû, pour cela,
surmonter les restrictions imposées par la France sur l’accès aux
archives policières, préfectorales, et judiciaires, ainsi que la tentation de
la plupart de ceux qui l’entouraient d’oublier le passé. Ces deux explorations ont enfin abouti,
ou du moins semble-t-il au premier abord. Après avoir, pendant des années,
chassé ses souvenirs insupportables, Isaac Levendel, apprend à leur faire
face. Il accepte l’irrévocabilité de la mort de sa mère et surmonte son
sentiment de culpabilité de ne pas l’avoir accompagnée. Levendel
parvient aussi, par sa ténacité et avec l’appui de quelques relations
influentes, à découvrir précisément qui avait causé la déportation de sa
mère. Pendant des années, il avait accepté
l’explication de ses voisins: “Ce sont les Allemands qui
l’ont fait.” Il s’avéra, cependant, que les responsables de
l’identification et de l’arrestation de Mme. Levendel étaient
tous des Français. Celui qui l’avait enregistrée sur les listes des
Juifs de la préfecture, s’occupa régulièrement de leur mise à jour, et
joua un rôle considérable dans les premières arrestations de Juifs étrangers
en août 1942, causant ainsi leur déportation, était un haut fonctionnaire
éminent du Vaucluse, lui-même honoré après la guerre en tant que victime des
Allemands. Ses successeurs, fonctionnaires respectés, mirent à nouveau les
listes à jour et les transmirent, toutefois en traînent les pieds, au
personnel local du Commissariat aux Questions Juives, qui les repassa à la Gestapo. Les hommes qui,
avec l’aide de cette liste, vinrent enlever Mme. Levendel faisaient
partie d’un gang du milieu marseillais qui livrait des Juifs à la
Gestapo en échange d’une prime et du droit au pillage de leurs biens. Ces recherches furent, évidemment,
pénibles pour M. Levendel, mais, en même temps, lui donnèrent un sens de
libération. Il partage sa douleur avec nous. Ce livre ne nous met pas
toujours à l’aise. Cependant, une fois commencé, il nous empoigne dans
son intensité et son authenticité. L’auteur dit ce qu’il pense. Il
est en colère. M. Levendel s’en prend un peu à
tous et à tout: pas seulement aux Nazis et leurs collaborateurs français,
mais, parfois, à ses voisins français et à leur aversion pour la
“différence;” au massacre aveugle de civils par les bombardiers américains;
à la justice sommaire des Comités Français de Libération après la guerre; aux
anciens résistants imbus d’eux-mêmes; aux catholiques conditionnés à
considérer les Juifs comme les “assassins du Christ;” aux
historiens de métier et leur objectivité exsangue; aux archivistes déterminés
à tenir les chercheurs à distance de leurs documents sensibles; aux
fonctionnaires ne se souciant que de leurs carrières; et, non des moindres, à
ses confrères juifs et leur penchant pour la lamentation et l’apitoiement
sur soi-même, leur effort à s’assimiler, et leur nourriture insipide. A la fin du compte, les jugements
sévères de M. Levendel n’en deviennent pas moins acceptables, à cause
de la sévérité qu’il se réserve à lui-même. Il admet volontiers avoir
été un enfant gâté, et être devenu, en tant qu’adulte, un homme
délibérément obstiné. S’il en avait été autrement, il n’aurait
jamais pu poursuivre ses recherches face aux avis d’amis et
d’officiels de laisser le passé tranquille. Dans ce livre, il y a quand même quelques
héros. Il s’agit des Justes qui vinrent en aide à l’enfant en
détresse. Les Steltzer, des Juifs étrangers qui avaient un besoin urgent de
se cacher eux-mêmes, prirent le temps d’assurer un abri pour le garçon.
Les Brès, des fermiers pleins de générosité bien que pauvres et sans
éducation formelle, lui ouvrirent leur porte sans hésitation et sans le
moindre calcul, malgré les risques de sévices de la part de la Gestapo ou de
leurs collaborateurs. Mais, les Justes ne formaient qu’une faible minorité,
incapable de changer la tournure des événements. L’hospitalité que les
Brès offrirent à l’enfant juif ne fit qu’agrandir le mépris de
leurs voisins pour leur manque de responsabilité et leur imprévoyance. Leurs
actes sont en ligne avec la théorie, selon laquelle ceux qui sont prêts à
prendre des risques pour aider des membres d’une minorité persécutée
ont plutôt tendance à être des marginaux, des gens aux valeurs indépendantes
qui ne se préoccupent guère de l’opinion établie.[1] M. Levendel
refuse cependant de nous laisser emprunter la voie la plus aisée en faisant
des Brès les représentants de la France entière. Après la libération, une autre famille,
les Souret, offrit au jeune Isaac un foyer plus chaleureux que celui de son
père endeuillé. Après la guerre, au retour de son père de captivité en
Suisse, le jeune Isaac ne sentait qu’une raideur mal aisée en sa
présence. La famille blessée des Levendel n’arrivait pas à se
ressouder. Ce fut comme pensionnaire chez les affectueux Souret, dont la
répugnance à se laver, l’amour de la bonne chère, le refus des règles
et la bonne humeur spontanée nous rappellent Marcel Pagnol, que
l’enfant de neuf ans commença à construire une enfance normale.
Cependant, comme beaucoup d’enfants cachés, il fut tiraillé entre son bonheur
avec les Souret et son identité juive que ses camarades de classes ne
manqueront jamais de lui rappeler. M. Levendel dit n’avoir cherché
que sa “vérité personnelle.” Il se situe lui-même à mi-chemin
entre les historiens de métier, dont les abstractions exsangues manquent de
mémoire, et les excès de mémoire intéressée, sans conscience de soi ni
perspective, dans lesquels quelques victimes se laissent aller
aujourd’hui. En fait, ce livre contribue de plusieurs façons aux
vérités plus générales que les historiens recherchent. C’est parce que M. Levendel a fait
preuve de ténacité, tout en ayant de la chance avec les archives, qu’il
a pu peindre, à l’échelle du village même, un tableau vivant de la
manière dont le mécanisme, mis en place par Vichy pour identifier, recenser
et exclure les Juifs, fut repris et utilisé par la Gestapo et ses
collaborateurs français dans leur objectif beaucoup plus radical
d’extermination. Ce mécanisme fonctionna avec succès, même en
l’absence d’engagement idéologique de la part des fonctionnaires
locaux, et même après que certains d’entre eux furent pris de doutes à
l’égard de Vichy. Cela nous rappelle que le refroidissement de
l’opinion publique vis-à-vis de Vichy, un refroidissement récemment
souligné par des historiens,[2] n’avait
pas suffi à empêcher ce régime de fonctionner. La plupart des Français
n’étaient ni fortement favorables ni fortement opposés à la politique
anti-juive de Vichy,[3] mais, de
quel côté du livre de comptes devons nous inscrire cette prédominante indifférence?
D’une part, les voisins ne dénoncèrent pas les Brès à la police;
d’autre part, les rouages de la déportation purent fonctionner
jusqu’en août 1944, en partie, à cause de l’indifférence de
beaucoup. La découverte par M. Levendel que sa
mère avait été identifiée, traquée et marquée non-pas par des collaborateurs
idéologiques mais par des fonctionnaires respectables obéissant à des ordres
nous force à examiner la “collaboration d’état.” Cela nous
rappelle que de nombreux employés d’état suivirent, sous Vichy, un
trajet tortueux qui les vit passer de l’obéissance routinière à la
réserve et, dans certains cas, même à la résistance. L’ambiguïté même
de ces itinéraires communs rend la tâche difficile à ceux qui ont vécu
l’Occupation, et aux autres, de tenter d’établir une mémoire
claire et unique de cette époque-là. Mais l’ultime transformation de
certains “collaborateurs d’état” en Gaullistes de dernière
heure les rend-elle plus admirables que les collaborateurs idéologiques, ou
tout simplement plus habiles? Ou bien, furent-ils, eux aussi, les victimes
des gaffes de leurs dirigeants? Dans ses derniers paragraphes, M. Levendel
nous oblige à nous demander si nous aurions été capables de sacrifier notre
carrière dans une situation semblable. Le manque d’organisation, qui fit
que certains juifs furent arrêtés alors que d’autres furent épargnés,
est apparent dans l’histoire d'Isaac Levendel. La chance et les
circonstances individuelles y jouent un rôle considérable. Cela signifie que
l’on ne peut pas donner une simple réponse à la question éternelle de
savoir comment se fait-il que deux tiers de Juifs de France survécurent
l’Occupation nazie. Et, tandis que cette réponse comprend, entre
autres, des actes de braves gens, y compris quelques fonctionnaires, on y
trouve rarement des actes officiels par le gouvernement et
l’administration de Vichy. Une de ces rares instances fut le refus de
Vichy d’étendre à la zone libre l’ordonnance allemande de juin
1942 exigeant des Juifs le port de l’étoile jaune. Bien que ce refus
témoignât plus du désir de Vichy de réaffirmer sa souveraineté que de la
modération de son antisémitisme, il offrait un avantage indéniable aux Juifs
de la zone libre. M. Levendel le reconnaît volontiers. Mais, l’absence
de marques extérieures rendit les listes préfectorales encore plus fatales
pour les Juifs qui y furent piégés, en sus du tampon “JUIF”
apposé avec acharnement par Vichy sur tous leurs papiers d’identité et
cartes d’alimentation. M. Levendel prend note du fait que les fonctionnaires
de Vichy essayaient encore vers la fin de sauver les Juifs français (ainsi
que la souveraineté française) en livrant les Juifs étrangers pour assouvir
les agences nazies. Cette forme de discrimination fut aussi pratiquée par la
Hongrie de l’amiral Horthy, la Bulgarie, ainsi que d’autres régimes quasi indépendants
sous la botte nazie. Il ne s’agit, cependant, pas d’un
marchandage susceptible de remplir de fierté même les défenseurs de Vichy. En
tout cas, ce ne fut pas un marchandage fructueux. Isaac Levendel ne se
trouvait pas sur la liste avec sa mère, mais, s’il était retourné avec
elle au Pontet le 5 juin, il aurait été pris, malgré la nationalité française
qu’il avait acquise à la naissance. L’intégralité des mesures anti-juives
autochtones de Vichy avant 1942, soumettant les juifs établis de longue date
en France aux mêmes sévices que les nouveaux immigrants, entrava les efforts
de Vichy après 1942 visant à protéger les Juifs français contre les hommes
d’Eichman. M. Levendel nous donne un aperçu plein
de sensibilité sur l’embarras de la vie en France après 1945 côte à
côte avec les souvenirs de l’occupation et des déportations. Dans la
rue, il rencontre d’anciens camarades de classe qui avaient jadis
gribouillé des slogans antisémites sur sa porte, et, qui, maintenant, se
veulent cordiaux, comme si rien ne s’était passé. M. Levendel, aurait-il dû laisser le
passé tranquille, comme beaucoup le lui ont vivement conseillé? A-t-il le
droit de rechercher dans les archives ceux qu’il considère comme
responsables de la mort de sa mère, et de rendre leurs noms publics? Il
appartient à chacun de déterminer pour soi-même le juste équilibre entre deux
intentions louables: la protection de leur vie privée et le droit de M.
Levendel de savoir ce qu’il est arrivé à sa mère. Le droit
incontestable à la protection de la vie privée d’un employé
d’état s’étend-il à ses actes dans l’exercice de ses
fonctions officielles? Quoi qu’il en soit, il serait difficile de
priver Isaac Levendel de la possibilité de comprendre sa propre vie, et de
son devoir de parler aux futures générations de la violence de ce siècle dans
ses moindres détails quotidiens. M. Levendel est un directeur accompli de
l’informatique qui écrit sans le bénéfice d’artifice littéraire
ou de formation dans la méthodologie historique. Son livre a des vertus
beaucoup plus fondamentales. Il est direct et honnête avec nous tout en étant
conscient de sa propre subjectivité. C’est cette force dénuée de
sentimentalité qui rend cet ouvrage un des mémoires les plus convaincants et
émouvants sur la Solution Finale en France. Robert O. Paxton |
[1] See Nechama Tec, When Light Pierced the Darkness (New York: Oxford University Press, 1986), une étude des non-juifs qui sauvèrent des Juifs en Pologne..
[2] Pierre Laborit, L’Opinion
Française sous Vichy, (Paris: Le Seuil, 1990).
[3] Asher Cohen, Persécutions
et Sauvetages (Paris: Le Cerf, 1993), pp. 238-239.