Le "Petit
Papon" d'Avignon: Un fonctionnaire de Vichy parmi
tant d'autres En juin 1940, dans un Avignon vaincu mais pas encore
occupé, un régime s'installe, décidé à reconquérir une place en Europe.
Aussitôt après la défaite, la préfecture de Vaucluse, comme toutes celles de
la zone libre, est remaniée dans le cadre de la prise en main de la France
par Pétain, Laval et Darlan. Aimé Autrand, qui jusqu'à ce jour avait été le
secrétaire du cabinet du préfet, se retrouve, après une longue carrière administrative,
chef de la 1ère Division, chargée des étrangers, des juifs, et des affaires
de police. Pas assez fiable, parce que proche d'Edouard Daladier, on l'avait
éloigné du préfet. La question de rester ou de partir s'était cependant posée
à lui dans toute son acuité. D'autres s'en vont. Lui, il reste. Retraite en
vue? Inertie? Il ne s'en explique pas dans son livre de 1965, Le
Département de Vaucluse : de la défaite àla libération. Le 25 juin 1941, il est chargé, conformément aux
dispositions du Statut des Juifs, de recenser les juifs du département et de
produire la liste de ceux d'entre eux exerçant des professions interdites.
Dès la réception du télégramme codé et à l'avance des mesures officielles, il
s'exécute avec le zèle d'un bon bureaucrate et promulgue l'ordre à toutes les
communes de Vaucluse "... en vue de permettre le contrôle des
déclarations à intervenir,... de bien vouloir dresser secrètement la liste
préalable de tous les juifs français et étrangers connus ou réputés juifs."
Dès le début juillet 1941, ses services sont en possession de trois listes
(celle des juifs français, celle des juifs étrangers, et celle des juifs
exerçant des professions interdites) qu'il mettra régulièrement à jour avec
l'aide des mairies de Vaucluse. Le dernier recensement officiel sera fait le
14 mai 1944. En octobre 1941, un membre de l'administration des
affaires juives de Vichy dira de lui qu'on "peut s'attendre de M.
Autrand à une bonne collaboration", contrairement au préfet, le général
Vallin, qui "ne révèle pas la prise de position très nette [de Vallin]
sur la question". Le 31 janvier 1942, Xavier Vallat exige la radiation
des juifs d'organismes à caractère public. Autrand s'exécute non sans que
certains, tel Naquet, membre du conseil d'administration de l'association des
anciens combattants, lui donnent du fil à retordre. Tout cela culmine pour Autrand avec les mesures
promulguées par Vichy les 5 et 15 août 1942contre les juifs étrangers de la
zone libre. Le 24 août au matin, il a, avec le commandant de la gendarmerie
de Vaucluse, un entretien qu'il résume dans une lettre du même jour au nom du
préfet."Monsieur le commandant de la gendarmerie, Avignon,"
écrit-il, "Comme suite aux entretiens que vous avez eu ce matin avec le
chef de division compétent de ma préfecture ... , j'ai l'honneur de vous
prier de vouloir bien faire appréhender mercredi 26 courant à partir du lever
du jour tous les israélites étrangers dont vous trouverez ci-joint la liste
... Ces individus devront ensuite ... être conduits sous escorte au camp des
Milles près d'Aix en Provence...". La liste en question comportait les
noms de 111 juifs étrangers. L'opération déclenchée deux jours plus tard se
soldera par la déportation et la mort de 88 juifs étrangers dont55 de la
liste originale et 33 qui, n'y figurant pas, auraient sans doute pu être
épargnés. Autrand et ses collègues de la préfecture se
rendaient-ils compte de la gravité de leurs actions? Comment aurait-il pu en
être autrement lorsqu'on lit le relevé d'une lettre saisie par le bureau des
étrangers et des affaires de police d'Autrand? Cet appel désespéré, adressé
au directeur de l'OSE de Montpellier, était lancé par un père de famille en
fuite, dont la femme et les deux enfants avaient été arrêtés le 26 août à `Entraigues
(Vaucluse). "... Il s'agit de sauver la vie de deux enfants
dont l'un est âgé de 5 ans et demie t l'autre de 7 ans et demi; ainsi que
celle de leur mère Mme Régine Bobryker, tous internés au camp des Milles. Je
vous prie d'intervenir d'urgence; car il s'agit là d'êtres humains et surtout
d'enfants. Je vous adresse mon dernier cri de désespoir. Ayez pitié. De ce
cri d'une mourante. Sauvez les deux enfants et répondez de toute urgence
..." Comme beaucoup de ses pairs, Autrand commence à se
sentir mal à l'aise dès l'occupation de la zone libre, et il vire au
gaullisme, si bien qu'il est arrêté le 16 septembre 1943 et envoyé au camp de
travail de Linz (Autriche) d'où il revient en 1945. Armé de son bouclier de
gaullisme, il réintègre sans difficulté la préfecture de Vaucluse à la tête
de la 3e division, où il restera jusqu'à sa retraite. Devenu l'historien
"officiel" du département, il est coopté dans le comité d'histoire
de la seconde guerre mondiale sous Henri Michel , qui ne prend aucune mesure
lorsqu'il apprend de la bouche de Robert Paxton le passé de Vichy d'Autrand.
C'est en sa qualité de membre du comité d'Henri Michel qu'Autrand "fera"
l'histoire du Vaucluse et écrira son livre, où, bien sûr, il minimisera son
propre rôle et omettra les déportés de 1942. Dans son retour à la
respectabilité, il aura bénéficié du silence d'autres notables de Vaucluse
qui étaient bien au courant de son passé. Les défenseurs d’Autrand - pour la
plupart ses complices du silence - prétendent aujourd'hui qu'il avait aide la
résistance, sans qu'ils ne puissent pour autant donner de faits concrets,
comme si cela suffirait à faire oublier les déportés de 1942. Si on peut reprocher à Autrand d'avoir sciemment fait
le jeu des Nazis, on ne trouve pas chez lui d'antisémitisme militant. Ses
préjugés s'arrêtent à une perception que ces juifs ne sont pas réellement des
siens. Il va même jusqu'à écrire dans son livre de1965 que "... grâce à
la bienveillance de la population et à la complicité du service compétent de
la préfecture, de nombreux israélites dignes d'intérêt purent échapper... aux
recherches des zélés inspecteurs du commissariat aux affaires juives de
Vichy..." D'ailleurs, au cours des années critiques de 1941 et 1942, on
le voit appliquer à la lettre les mesures émanant de ses supérieurs, mais il
traîne la patte quand il est accidentellement question de demandes de mesures
individuelles, comme à la suite de dénonciations. Cela ne l'empêche évidemment
pas de retirer, sur la demande d'un petit bureaucrate des affaires juives en
novembre 1942, son permis de circuler à un juif accusé, avec une hystérie
classique, d'être un agent britannique, mais il ne va pas plus loin. La
perte du permis de circuler n'en restait pas moins un sévice sérieux, surtout
lorsque la subsistance d'une famille en dépendait. Petit "Papon" d'Avignon, Autrand contrôle la
répression des juifs de Vaucluse, alors que Maurice Papon règne sur la région
de Bordeaux. Il n'a, en outre, pas l'ambition du secrétaire de la préfecture
de Bordeaux, et, à la libération, il est à la fin de sa carrière administrative.
Cependant, tous les deux reflètent admirablement la continuité d'un système
qui ne fit pas cas de la déportation des juifs, cette bavure gênante de
la guerre. Comme il existe encore une pénurie de documents
essentiels (gendarmerie, affaires économiques, banques) et un certain
malaise à faire la "micro histoire" des régions, il y a beaucoup à
faire pour élucider le sort des 75.000victimes juives de France. Combien
d'autres "Papons" (et d'autres
"Autrands")découvrira-t-on, lorsqu'on l'aura enfin fait? Au-delà du
procès judiciaire de Maurice Papon, il y a donc un procès moral qui ne peut
se faire qu'à travers tous les autres "Papons",petits et grands,
encore cachés derrière un rideau d'obscurité. C’est cette leçon du passé qui
mettra nos jeunes sur la voie de la tolérance et de l’inclusion. Ne nous
arrêtons donc pas à Bordeaux! Isaac Lewendel |