Les canailles

   Les attaques antisémites de la veille du 14 juillet 2014 à Paris ont réveillé le souvenir d'une lecture qui m'avait interpelé pendant mon adolescence. Plus de 60 ans plus tard, un passage de l'Enfance d'un Chef (Jean Paul Sartre, Gallimard, 1939) revient à la mémoire. Sartre y relate le recrutement de Lucien Fleurier attiré par un groupe de jeunes Camelots du Roi. La bastonnade collective d'un vieux Juif lisant L'Humanité dans la rue St André des Arts sert d'initiation au jeune Fleurier.

Les temps ne sont évidemment plus les mêmes et les enjeux sont différents. Mais, derrière le blah-blah-blah idéologique, les canailles et leur canaillerie n’ont  pas changé. Je vous livre le passage qui m'avait marqué en 1952.

... Une fois, ils étaient une dizaine et ils rencontrèrent un petit bonhomme olivâtre qui traversait la rue Saint-André-des-Arts en lisant L'Humanité. Ils le  coincèrent  contre  un  mur,  et  Rémy  lui ordonna : « Jette ce journal. » Le petit type voulait faire des manières, mais Desperreau se glissa derrière lui et le ceintura pendant que Lemordant, de sa poigne puissante, lui arrachait le journal. C'était très amusant. Le petit homme, furibond, donnait des coups de pied dans le vide en criant : « Lâchez-moi, lâchez-moi » avec un drôle d'accent et Lemordant, très calme, déchirait le journal.  Mais  quand  Desperreau voulut lâcher son bonhomme, les choses commencèrent à se gâter : l'autre se jeta sur Lemordant et l'aurait frappé si Rémy ne lui avait décoché à temps un bon coup de poing derrière l'oreille. Le type alla dinguer contre le mur et les regarda tous d'un air mauvais en disant : « Sales Français ! – Répète ce que tu as dit », demanda froidement  Marchesseau.  Lucien  comprit  qu'il allait y avoir du vilain : Marchesseau n'entendait pas  la  plaisanterie  quand  il  s'agissait  de  la France .  « Sales Français ! »   dit le métèque.  Il reçut une claque formidable et se jeta en avant, tête baissée en hurlant : « Sales Français, sales bourgeois, je vous déteste, je voudrais que vous creviez tous, tous, tous ! » et un flot d'autres injures immondes et d'une violence que Lucien n'aurait même pas pu imaginer. Alors ils perdirent patience et furent obligés de s'y mettre un peu tous, et de lui donner une bonne correction. Au bout d'un moment ils le lâchèrent et le type se laissa aller contre le mur ; il flageolait, un coup de poing lui avait fermé l'œil droit, et ils étaient tous autour de lui, fatigués de frapper, attendant qu'il tombe. Le type tordit la bouche et cracha : « Sales Français ! – Tu veux qu'on recommence », demanda Desperreau, tout essoufflé. Le type ne parut pas entendre : il les regardait avec défi de son œil gauche et répétait : « Sales Français, sales Français ! »  Il y eut un moment d'hésitation, et  Lucien comprit  que ses copains allaient abandonner la partie. Alors ce fut plus fort que lui, il bondit en avant et frappa de toutes ses forces. Il entendit quelque chose qui craquait, et le petit bonhomme le regarda d'un air veule et surpris : « Sales…, » bafouilla-t-il. Mais son œil poché se mit à béer sur un globe rouge et sans prunelle ; il tomba sur les genoux et ne dit plus rien. « Foutons le camp », souffla Rémy. Ils coururent et ne s'arrêtèrent que sur la place Saint-Michel : personne ne les poursuivait. Ils arrangèrent leurs cravates et se brossèrent les uns les autres, du plat de la main.

La soirée s'écoula sans que les jeunes gens fissent allusion à leur aventure, et ils se montrèrent particulièrement gentils les uns pour les autres : ils avaient délaissé cette brutalité pudique qui leur servait, d'ordinaire, à voiler leurs sentiments. Ils se parlaient avec politesse et Lucien pensa qu'ils se montraient, pour la première fois, tels qu'ils devaient être dans leurs familles ; mais il était lui-même très énervé : il n'avait pas l'habitude de se battre en pleine rue contre des voyous. Il pensa à Maud et à Fanny avec tendresse.

Il ne put trouver le sommeil. « Je ne peux pas continuer, pensa-t-il, à les suivre dans leurs équipées en amateur. À présent, tout est bien pesé, il faut que je m'engage ! » Il se sentait grave et presque religieux quand il annonça la bonne nouvelle à Lemordant. « C'est décidé, lui dit-il, je  suis  avec vous. »  Lemordant lui frappa sur l'épaule, et la bande fêta l'événement en buvant quelques bonnes bouteilles. Ils avaient repris leur ton brutal et gai et ne parlèrent pas de l'incident de la veille. Comme ils allaient se quitter, Marchesseau dit simplement à Lucien : « Tu as un fameux punch ! » et Lucien  répondit : « C'était un  juif ! »...

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