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Alfred André

Alfred André et un de ses « exploits »

Il a fait du chemin cet Achasseurs de juifs525lfred André. Agé de 47 ans au moment de son arrestation, cet enfant d’Aigues-Mortes, domicilié au 30 rue du Rempart St Lazare à Avignon. Déclaré marchand forain – profession stratégique pour attraper des Juifs – il a, depuis l’arrivée de la police allemande, jusqu’à sa fuite en Allemagne en août 1944, joué un rôle-clé dans les arrestations de Juifs qui sont souvent ses concurrents sur le marché. Il n’en a pas laissé un rapport systématique, et on n’en connaît pas toutes les circonstances (l’information serait reprise dans d’autres dossiers), mais ce qu’on apprend indirectement donne le vertige et laisse penser qu’il ne lui restait pas beaucoup de temps pour déballer sur les marchés.

Un évènement qui en dit long sur André, c’est l’arrestation de Juifs à Bollène en mars 1944. Dans son interrogatoire du 15 juin 1945, il reconnaît sa participation et décrit ce qui s’est passé:

    Alors que je me trouvais dans les bureaux de la Geheime FeldpolizeFEROLDI-1944i à Avignon, le nommé Feroldi Titien, inspecteur départemental de la Milice, est venu déclarer qu’il connaissait la retraite d’un déserteur Allemand, caché aux environs de Bollène. Avec Feroldi, se trouvait un autre milicien, âgé d’environ 27 ans, blond, demeurant à Bollène et qui avait fourni les renseignements sur l’affaire. J’ignore le nom de ce dernier. Les Allemands me demandèrent de les accompagner pour opérer l’arrestation. Nous sommes partis avec deux voitures. Dans la première, se trouvaient Feroldi, deux miliciens et un Allemand. Dans la seconde voiture, moi-même, un Feldwebel, un sergent, et deux soldats allemands.

    Le jeune milicien qui accompagnait Feroldi nous a indiqué le chemin mais ne nous a pas accompagnés. Nous sommes arrivés devant un château que j’ai su plus tard être la propriété d’un israélite nommé Rosenberg. Feroldi a pénétré dans la cour par le grand portail. Nous avons entendu courir, et les lumières du château se sont éteintes. Des coups de feu furent alors tirés par les Allemands qui nous accompagnaient. Feroldi et moi avons pénétré dans le couloir et y avons été rejoints par deux miliciens et un Allemand encadrant le propriétaire du château, M. Rosenberg et trois filles. Tous avaient été arrêtés dans le parc. Je suis resté dans le salon pour garder les quatre personnes. Pendant ce temps, les autres sont allés dans l’aile du château habitée par le fermier et ont arrêté le déserteur allemand recherché. Deux Alsaciens ont aussi été arrêtés, mais à l’extérieur du château.

    Le lendemain des camions sont venus. Dans l’un ont pris place les sept personnes arrêtées. Dans l’autre fut chargé le mobilier, tableaux, etc. pillés dans ce château. Au cours de cette opération, les miliciens se sont livrés au pillage de toutes les pièces. Une partie a été gardée par Feroldi, rue des Lices, Caserne des Passagers. L’autre, au siège de la milice, rue Joseph Vernet. Les Allemands ont emporté tout le vin : 250 litres. Personnellement, je n’ai pas assisté au pillage puisque je gardais les prévenus. Je vous affirme ne rien avoir reçu de la milice, qui provienne de ces pillages.

Dans cette affaire, André charge Feroldi, un milicien qui le vaut largement, mais qui en l’occurrence n’est plus là pour rendre compte puisqu’il a échappé à la justice. Le voile sur les conditions de l’arrestation de Szlama Rosenberg, de sa fille Marceline, et de deux réfugiées, Marie et Suzanne Melman, qui ont aussi le malheur d’être juives, est aujourd’hui levé. Tous seront par la suite déportés par le convoi 71.

Ce jour-là, c’est toute la famille Rosenberg qui aurait dû être arrêtée, mais Jacqueline Rosenberg, devenue depuis épouse Haby, et son petit frère Michel qui avaient été cachés par leurs parents chez Mme Touratier à St Pierre seront sauvés. C’est miracle que la mère et Henriette, sa fille ainée, aient pu s’échapper en se cachant dans le jardin. Les sœurs Melman qui se trouvent là au mauvais moment sont prises avec Szlama Rosenberg et sa fille Marceline.

En 2008, dans son autobiographie, Ma Vie Balagan, Marceline, survivante d’Auschwitz, raconte les circonstances de son arrestation. A quelques exceptions près, son récit fait tristement écho à l’aveu d’Alfred André.

    Le matin du 28 février 1944, ma sœur aînée, Henriette, qui était dans la Résistance, était venue nous prévenir de ne pas dormir au château la nuit suivante. Et donc la journée, mon père avait transporté des affaires dans la montagne, jusqu’à une maison abandonnée, pleine de punaises… A la maison, ce soir là, il y avait aussi deux jeunes filles, deux sœurs, Marie et Suzanne [Melman]. Comme elles n’avaient pas trouvé d’endroit où se réfugier, mes parents leur avaient proposé de se cacher avec nous dans cette maison abandonnée, dans la forêt.

    C’était l’hiver. Il faisait très froid. Ma mère avait fait un pot-au-feu. Elle disait : « On ne va pas partir ce soir, j’ai trop mal à la tête…

Le souvenir de cette journée ne s’est pas effacé :

    Je me souviens de la nuit qui tombe. Je me souviens du dernier pot-au-feu préparé par ma mère. Je me souviens de notre fatigue, de la migraine de ma mère, et de l’insistance de ma sœur [Henriette] à nous pousser à partir. Je me souviens de la décision de rester … une nuit encore. Je me souviens, je vais me coucher la première au premier étage, et je m’endors. J’ai quinze ans.

    Je me souviens : je suis brutalement réveillée par mon père « Vite, vite, Marceline, ils sont là »… Je me souviens, toujours dans le noir, les cris « Ouvrez, ouvrez », les hurlements, le portail de la cour intérieure ouvert par M. Roussier, notre fermier, qui habite juste derrière.

    Je me souviens des coups violents sur les portes, les tirs des mitraillettes, et de ma fuite éperdue au milieu des cris, des hurlements. « Ouvrez, ouvrez, vous êtes faits ».

    Je me souviens que je cours d’un escalier à l’autre, je me souviens que je n’arrive pas à descendre du premier étage, tant les tirs se précisent.

    Je suis seule dans la maison. Il me faut à tout prix sortir pour gagner une porte dérobée au fond du parc, qui donne sur les bois.

    Je me souviens, la peur au ventre, je parviens à sortir de la maison. Mon père mort d’inquiétude, m’attend derrière un arbre, à l’orée du parc.

    Je me souviens n’avoir vu que lui, nous courons comme des fous vers le fond du parc, dans le noir.

    Je me souviens, je suis devant lui, je tire le verrou de la porte, je dis : « ça y est, Papa, nous sommes sauvés ».

    Derrière la porte, un homme, un milicien français, révolver au poing, une torche dans l’autre main. Il nous dit « Halte, ou je tire ! » Il donne de violents coups de crosse sur la tête de mon père.

    Je me souviens du retour à la salle à manger, la casserole du pot au feu est toujours sur le coin du poêle à bois. Il est minuit, ils sont une douzaine, miliciens français de Bollène, d’Avignon, Allemands en uniforme, de la Gestapo, vêtus de noir, tous armés.

    Je me souviens de leur violence, de la brutalité des interrogatoires.

    Je me souviens du pillage du château, des camions qui arrivent, du mobilier qu’ils déménagent, de l’accablement de mon père qui soufre des coups reçus et des claques que je reçois, du milicien qui veut me violer. Je me souviens de mes cris.

    Je me souviens de cet officier Allemand surgissant en hurlant : « C’est interdit de toucher à cette sale race ».

    Je me souviens de cette horrible phrase qui me sauve.

    Je me souviens du regard fuyant de M. et Mme Roussier qui assistent à tout ça.

    Je me souviens du lendemain midi, le départ en camion, entassés et assis sur des chaises du château….

Du château, les prisonniers sont amenés à la prison Ste Anne, de là aux Grandes Baumettes à Marseille, puis à Drancy. Marceline avait remarqué un officier Allemand assez inhabituel.

    Il y avait là un Allemand très classe. Il m’a dit « Je suis membre de la Cinquième Colonne ». La Cinquième Colonne, c’était une organisation d’espionnage déjà présente en France avant la guerre. Il était professeur d’allemand au lycée Lakanal, à Sceaux.

Il s’agit probablement de Wilhelm Wolfram, alias Gauthier, le numéro 2 de la police allemande d’Avignon.

Faisons maintenant le point. Les chasseurs d’hommes cherchent un déserteur de l’armée allemande et tombent sur la famille Rosenberg. Le procès verbal d’André indique clairement qu’en plus des Rosenberg, les nazis ont trouvé le déserteur et quelques autres personnes « d’intérêt ».

La première question qui se pose : Qui connaissait l’existence des Rosenberg ? Evidemment, le maître valet et sa famille étaient au courant, mais ils n’étaient pas les seuls. En outre, nous savons de plusieurs sources, que les Rosenberg étaient connus à Bollène ; les familles aisées ne passent en effet pas inaperçues dans les petites villes. Ils avaient été recensés en 1941, 1943 et 1944 ; leurs noms se trouvaient donc à la mairie de Bollène et à la préfecture de Vaucluse. Nous savons aussi que la liste des Juifs étrangers dont certains membres de la famille Rosenberg faisaient partie avait été communiquée aux Allemands en octobre 1943. En outre, on sait que, le 28 janvier 1943, Cruon, un antisémite violent et âpre au gain, communique à de Camaret la liste de 38 Juifs de Bollène, dont les Rosenberg. Se chargeant de la surveillance des Juifs de Bollène, Cruon a sûrement donné ces informations à qui les voulait. Enfin, le 7 décembre 1943, la SEC de Marseille transmet à Jean Lebon « … pour exécution… la lettre No 38200 du CGQJ relative à l’affaire du Château de Gourdon à Bollène (juif Rosenberg) ». Apparemment, comme beaucoup de Juifs, les Rosenberg vivaient « à ciel ouvert ».

La deuxième question : Quand les membres de la GFP ont-ils appris l’existence des Rosenberg ? D’après la déposition d’Alfred André, la descente à Bollène était en premier lieu motivée par l’arrestation du déserteur Allemand dont la GFP connaissait la cachette. D’ailleurs, un rapport de police nous apprend aussi que le 3 mars « … Chez M. Roussier Jean, [la police Allemande s’empare] d’un poste de T.S.F. du linge et une somme de 20 000F… » Il est donc possible que les Allemands aient pris connaissance des Rosenberg en arrivant chez le maître valet, avec lequel ils n’ont pas pris des gants, mais il est également possible qu’ils aient su à l’avance à qui appartenaient le Château et la ferme. Rien ne nous permet de trancher.

Un autre côté de l’affaire, caché par Alfred André, est révélé par son ami Jean Costa, qui a connu Alfred André à la centrale de Nîmes (ils ont donc un passé judiciaire commun). Ils se rencontrent à nouveau à l’hôtel « La Cigale » où Costa est interrogé par les Allemands pour trafic d’armes, avant d’être embauché par eux à la GFP. Costa éclaire l’affaire au cours de son audience du 28 juin :

    J’ai su qu’André a procédé à Bollène avec les Allemands à l’arrestation de trois filles israélites. Par la suite, la mère qui s’était enfuie par le jardin a été mise en relation avec André, à l’insu des Allemands, par l’intermédiaire du patron du Crillon, Paul BIANCONE. André lui demandant 500.000 francs pour faire sortir ses trois filles. Cette dame a bien versé la somme en question, mais ses enfants ont quand même été déportés.

Jacqueline HABY témoigne que sa mère a dû en fait payer le double de la somme citée par Costa. D’une manière ou d’une autre, les sommes sont considérables, et on imagine aisément la circulation de l’argent dans les mains de tous les intermédiaires.

On retrouvera le dénommé Biancone – le patron du bar « Le Crillon », un des lieux de rendez-vous les plus prisés des voyous de la collaboration vauclusienne. Alfred André qui, non content d’avoir participé à l’arrestation de Szlama, Marceline et les sœurs MELMAN, saisit l’occasion de rançonner Mme Rosenberg qui ne l’a pas déçu dans l’espoir fou d’arracher son mari et les trois jeunes filles des griffes des criminels.

Reprenons le récit de Marceline.

    Nos commandos se sont croisés par accident, lui étant à Auschwitz, moi à Birkenau. Nous nous sommes sentis avant de nous voir. Et nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre. Il m’a appelé sa petite fille. Il m’a demandé tout de suite « Et maman ? Et Michel ? » Un SS est venu et m’a battue jusqu’à me faire perdre connaissance. Quand je suis revenue à moi, les copines me soutenaient, le SS hurlait que j’étais une putain, une salope. Et mon père lui disait :

    « Mais c’est ma fille !

    Halte Schnauze ! Ferme ta gueule, sinon tu vas en recevoir autant ».

    J’ai de nouveau perdu connaissance. Quand j’ai repris mes esprits, j’avais un oignon dans la main, il m’avait mis un oignon et une tomate dans la main. Et il avait disparu… Le lendemain, je l’ai aperçu de nouveau, il n’a pas osé approcher de peur que je me fasse encore tabasser. Et puis je ne l’ai plus revu…

Szlama Rosenberg sera liquidé par les SS pendant la marche forcée d’Auschwitz à Gross Rosen en Allemagne.

Après son retour de déportation,  Marceline croisera de nouveau Alfred André:

    … Je ne sais pas ce que sont devenues les autres personnes qui ont participé à l’arrestation, mais à la fin de la guerre, j’ai été témoin à charge dans le procès de ce milicien français, au tribunal de Nîmes. A titre exceptionnel, puisque j’étais mineure. Je témoignais qu’il avait essayé de me violer. Il a été exécuté, pas précisément pour cette raison, mais pour celle-là aussi…

Devenue plus tard l’épouse de Joris Ivens, l’immense documentariste avec lequel elle crée une œuvre cinématographique, Marceline Loridan Ivens a réalisé en 2003, « La Petite Prairie aux Bouleaux », un film avec Anouk Aimée, inspiré de sa propre déportation.

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Provence 1940-1944